Extrait
Nous logions, père et moi, au plus épais de la forêt, dans une cabane de billes érigée ci-devant le grand hêtre. Père avait formé de ses mains cette résidence rustique et tous ses accompagnements. Rien n’y manquait : depuis l’eau de pluie amassée dans la barrique pour nos bouillades et mes plongements, jusqu’à l’âtre pour la rissole du cuissot et l’échauffage de nos membres aux rudes temps des frimasseries. Il y avait aussi nos paillasses, la table, une paire de taboureaux, et puis encore l’alambic de l’officine, où père s’affairait à extraire, des branchottes et fruits du genièvre avoisinant, une eau-de-vie costaude et grandement combustible.
Pour nous repaître, nous prenions le poisson de l’étang ou boutions hors tanières et abris toutes bêtes nourricières : garennes, gélinots, chipmonques, casteurs, putois, ratons et chevrillards. Le reste de notre pâture se composait surtout de thé de dalibarde, d’œufs de merles et de sarcelles, de marasmes, de racines et de baies, de souricelles assommées par nos soins et de rapaces doctement bombardés de pierrettes, ou percés de nos flèches.
Père possédait toutes sciences. Notions et lumières siégeaient sous son casque. Il concevait que Terre est plate, qu’elle stationne au milieu des cieux et que les astres tournoient à l’entour tel le chien ancré au pieu. Que la déesse Lune assure le salut de toutes choses vives : bestieuses, végéteuses et humaines. Que maux de corps se soignent par saignées et autres secours modernes. Que le cauchemar engouffre la cervelle par les esgourdes. Père traduisait aussi les allées et venues de l’air : par simple grimpement aux arbres il étudiait au loin le progrès de la bourrasque ou du cyclone cheminant vers nous, et augurait ainsi de notre péril ou de notre quiétude. Boussole et instruments paraissaient tenir en son pied, aussi savait-il circuler sous arbres et sur sentes sans entraves ni déroutements. Il pénétrait le sens des astres et des étoiles, et détenait le don de leur lecture. Aussi, par soirs, il m’arrivait, quand il lorgnait la voûte, de le questionner sur ma destinée. Telle était ma voix : « Père, que distingues-tu cette nuit de ce qu’il en sera de moi ? » Mais père n’était pas parleur.
Dès mon âge le plus vert, il m’avait instruit de tout : comment prendre le poisson, démêler la voix de la bête, talonner le gibier, découper le bif, rissoler le cuissot, tailler en billettes l’arbre abattu, apprêter le crevard de mouffeton, sauter la russule et autres champignes, recouvrer levant et ponant, circuler noctantement, coudre l’accoutre, étriper le chevrillard et même juguler la vipère qui se faufilait dans nos godillots laissés le soir sur le seuil.
Malgré qu’il fût gorgé d’entendement et qu’il eût pu aisément susciter amples égards, père goûtait une existence coite et quasiment solitaire. J’étais, en fait, la seule humanité autorisée d’avoisinance en ses parages. Ainsi coulaient ses jours, distants de tout commerce avec les gens, bourgeois ou créatures, qu’il qualifiait souventes fois de « racaille », de « marauds », de « pendards », de « faquins » et de « gueux ». Détournant volontiers sa face de la foule, il rebroussait toujours à la forêt, qui lui fournissait bien suffisamment tous asiles, pâtures et combustibles nécessaires. Préférablement au discours, il élisait les criailleries des bêtes, les bruissements de la bise dans les branchottes, les craquements des arbres pourris ou tordus, et même le tonnement terrible du grain quand il crève.
Non, père n’était pas parleur.
[© Éditions Québec Amérique inc., 2019]

Le jour des corneilles
De Jean-François Beauchemin
En préproduction - Création 2022
Fransico de Goya - Saturno devorando a su hijo
